De l'impuissance de l'enfance à la revanche par l'écriture: le parcours de Driss Chraïbi et sa représentation du couple

Anne-Marie Guinoune

    Research output: ThesisThesis fully internal (DIV)

    9464 Downloads (Pure)

    Abstract

    A-t-il jamais réussi à accéder au monde d’autrui, ce héros que nous avons vu vieillir au fil des livres ? Oui, avec l’aide de l’écriture, il va arriver à ne plus se retourner sur le passé mais à se projeter dans l’avenir, vers sa fin. Le moment est venu de transmettre l’héritage, celui-ci trouve sa forme à travers l’écriture de ses trois derniers romans. Le premier, L’homme du livre (1994/1995), dont le héros n’est pas moins que le Prophète Mohamed, est un roman dédié à la mémoire de son père, Hadj Fatmi Chraïbi. L’apaisement qui s’en dégage et la conviction religieuse montrent l’avancée de l’auteur sur le chemin de la vie. Il est arrivé à une certaine sagesse. Le moment où l’homme se retourne vers son passé est bien sûr également un signe de maturité. C’est ce que Driss Chraïbi montre dans les deux derniers romans Vu, lu, entendu (1998) et Le monde à côté (2001) où il égrène ses souvenirs, ses Mémoires. Cependant avant d’arriver à cette phase de la vie et de l’écriture, le temps de l’enfance a nourri la plupart des romans. “Les romans de la famille” aussi bien que “les romans de l’ailleurs” et “les romans de la tribu” ont mis en mots le noeud oedipien. Ce temps de l’enfance dans l’oeuvre de Chraïbi peut se résumer en une pièce en quatre actes. Les trois premiers ont pour toile de fond “les romans de la famille” et “les romans de l’ailleurs”. Dans le premier acte, l’enfant, amoureux de la mère, est prêt à abattre le père pour prendre sa place. Il s’y essaie par deux fois et échoue. Dans le deuxième acte, il tente un coup d’état familial contre le despote, il n’est pas suivi dans cet acte par la mère. Il se retrouve de nouveau seul face à ses parents, c’est à ce moment qu’ il se souvient de l’enfant impuissant qui tentait de découvrir le secret de l’origine. L’adolescent, n’ayant réussi à abattre le père, contourne alors le pouvoir de celui-ci en l’attaquant sur son propre terrain. Le fils transforme la mère en femme, en la sexuant, il pense ainsi la libérer du joug paternel. Ces deux actes sont représentés dans les “romans de la famille”. Vient alors le temps “des romans de l’ailleurs”, le troisième acte. Le héros y a atteint la maturité qui devrait lui permettre de se détacher de son amour passionné pour la mère. Or il n’y parvient pas, on retrouve à plusieurs reprises cette phrase dans les romans de Chraïbi : “on peut renoncer à tout, sauf à l’enfance”. La libération escomptée en s’éloignant de la mère ne s’est pas réalisée. Il a pourtant essayé. Loin de son monde d’origine il a éprouvé une passion pour une jeune femme canadienne. Cette relation, qui a échoué, le ramène vers la première femme, la mère. Derrière ces trois actes on peut observer trois fantasmes universels : la scène primitive à laquelle se rattache le fantasme de séduction, la castration et le retour au sein maternel. Il nous semble que le besoin de connaître le secret de la procréation, d’assister à sa propre création pendant la scène primitive surgit dans la scène où il découvre les mouchoirs de la mère cachés sous son lit, signes tangibles de la sexualité des parents. Quant au fantasme de séduction, être séduit et séduire la mère, nous pouvons de manière péremptoire affirmer qu’il parcourt toute l’oeuvre. Les trois premiers actes ne sont-ils pas entièrement dédiés à la mère ? Cependant le désir de séduire l’objet interdit engendre la crainte de la punition paternelle, la peur de la castration. Elle se révélait à travers le sentiment de culpabilité lors de la mort du petit frère ou encore par un motif récurrent tel l’oeil. La tentation de retour au sein maternel, elle, représente une protection contre la mort, cette source d’angoisses qui hante toute l’oeuvre. Une régression protectrice ramène le héros à l’époque où une seule femme compte, la mère unique et si présente qu’elle chasse toutes les autres. Elle seule sait satisfaire son narcissisme démesuré. Mais pareil attachement à la mère dominante l’empêche d’aller vers l’avant. La figure du père quant à elle, après s’être peu à peu étiolée, revient sous la forme d’un héros charismatique, parce que le héros lui-même devient père. C’est le quatrième acte auquel nous convient “les romans de la tribu”. Le père de l’origine s’efface alors pour laisser fils et mère en tête à tête. Là est le sens de l’inceste entre Azwaw et Yerma car investi à son tour de la puissance paternelle, le fils peut passer à l’acte. L’inceste de la mère et du fils indicible est rendu possible grâce à l’inversion des rôles. Derrière le couple du père et de la fille, composé d’un grand et d’un petit, se profile un autre couple “grand-petit” : celui de la mère et du fils. Cette position de grand par rapport au petit est une manière pour le sujet narcissique de trouver une référence positive. On peut retrouver pareille position dans des sytèmes d’opposition comme par exemple –fort/faible-. Ici il s’agit d’un couple grand-petit qui a pris naissance à l’époque du développement du narcissisme du héros. Ainsi s’explique la configuration dans la plupart des romans d’un personnage unique entouré de figures fonctionnant comme des marionnettes animées par lui. Le héros ne parle que de lui et ne fait parler les autres que de lui. Il se croit maître de la situation, il ne fait que tenter de construire un environnement en fonction de ses désirs et de ses fantasmes. L’étude des personnages a révélé la position de ce héros entouré de personnages secondaires dont la fonction principale est de lui servir de miroir. Tourné sur lui-même, l’autre pour le héros est transparent. Enfermé aussi dans le temps de l’enfance, le passé lui donne un sentiment d’éternité (Azwaw identifié comme l’immortel Maître de la main) jusqu’à ce que la maturité le pousse à se projeter dans l’après-soi et à accepter la passation. Le héros narcissique qui se croyait invulnérable, qui vivait dans la répétition, le monde de l’enfance, va enfin en devenant adulte rencontrer la mort. C’est ainsi qu’il faut comprendre le suicide d’Azwaw après avoir mis au monde son petit-fils. Rappelons que cette mort incarne dans l’oeuvre un tournant décisif puisque jusque-là tous les personnages mouraient dans les livres de Chraïbi, et que seul le héros demeurait en vie. Toute oeuvre évolue dans une atmosphère qui lui est propre, révélatrice de l’empreinte du passé. Chez Chraïbi, une ambiance d’enquête domine. On la trouve déjà dans Le passé simple et Les Boucs, enquête psychologique pour le premier et sociologique pour le second. Dans Mort au Canada le héros affronte même une psychiatre. Succession ouverte propose une enquête avec jeu de pistes. L’enquête peut sembler s’intéresser à priori à d’autres mondes que celui du héros et témoigner d’une ouverture mais en réalité l’enquête est détournée et ramenée vers le héros, vers son monde à lui. Cette ambiance d’investigation se retrouve dans la vie de l’auteur qui reconnaît la psychanalyse comme un de ses “dadas”. Elle intervient tout au long de son écriture, Driss s’exprime ainsi dans Le passé simple (37) : “tout récemment, j’ai lu un ouvrage sur la théorie de Freud, les complexes, les inhibitions…En fermant le livre, je me suis dit : “Allons ! Il faut bien donner leur chance à ces pauvres petits mots”. L’épigraphe des Boucs parle d’ego et Succession ouverte se réfère au père de la psychanalyse : “Freud prétend que l’insatisfaction humaine engendre à la fois les névroses individuelles et les oeuvres de la civilisation collective” (25). L’énumération des références à la psychanalyse peut s’allonger, elle témoigne de la curiosité que cette dernière éveille chez l’auteur. Même si l’auteur dans une interview a affirmé qu’il n’y avait pas de complexe d’Oedipe au Maghreb, il cite fréquemment Freud. L’enquête policière avec l’inspecteur Ali, qui débute une trentaine d’années après la parution de son premier roman, devient l’apothéose du genre. Il incarne le personnage qui apparemment, par sa profession, mène des enquêtes sur les autres mais qui au fond ne fait que enquêter sur luimême. La psychanalyse n’est-elle pas la science-matrice de toutes les enquêtes pour qui part à la recherche de son “moi” ? La trilogie apporte un ton totalement différent par rapport aux livres précédents, et ce tout d’abord grâce à l’inspecteur Ali, dont l’humour montre une certaine distance parcourue. L’inspecteur Ali avec ses facéties, son humour, la stabilité amoureuse de sa relation conjugale, l’assise paternelle, incarne l’homme adulte. L’introduction du grand aventurier Azwaw est le grand tournant opéré dans l’oeuvre. Azwaw porte l’étendard héroïque, il ose braver tous les dangers. Auparavant le héros ne se mettait pas en position d’aller au devant des risques car il se débattait dans un champ maternel puissant et protecteur du ici et maintenant. A ce tournant de l’écriture la trilogie prend son envol. L’auteur nous emporte dans le temps de la légende, du “il était une fois..”. Son héros nous entraîne dans un univers éloigné du quotidien où histoire, religion et romanesque se mêlent dans une grande saga. Le champ de l’aventure semble montrer ici le monde métaphorique, dans le mouvement vers le monde de l’autre. En effet si les livres précédents racontaient une histoire à huis-clos, la trilogie s’ouvre clairement sur des horizons nouveaux. Nous pourrions croire que ce temps historique dans une atmosphère d’aventure correspond au temps du monde adulte, mais il est en fait contourné dans des récits légendaires d’où sortira l’inceste. La relation entre narcissisme et inceste a été esquissée par Freud lorsqu’il évoquait l’inceste réservé aux divinités. C’est ce que nous trouvons dans l’oeuvre de Chraïbi, une écriture narcissique qui raconte un inceste. Etre allé jusqu’à le formuler avec des mots libère et soulage le héros d’une tension. Les romans de l’après “passage à l’acte” semblent prouver par la légèreté de leur ton et de leur contenu que le héros a atteint une plus grande maturité, même si fondamentalement le narcissisme reste dominant. L’observation de la forme du langage nous a permis de confirmer ce que l’analyse des personnages féminins, masculins ainsi que celle du monde de l’enfant et du couple nous avait suggéré. Tout langage porte en lui des champs métonymique et métaphorique qui sont deux orientations qui structurent la psyché humaine. Le champ métonymique, relevant d’abord du monde de la mère, domine l’écriture de Driss Chraïbi. Le champ métaphorique ou champ paternel permet en principe de voir la distance parcourue puisqu’il montre la capacité à percevoir l’autre. Dans l’oeuvre de notre auteur, l’écriture à un moment prend son envol vers un monde plus ironique. Cependant on réalise que le langage permet de détourner les armes paternelles au profit du temps de la mère Tout notre travail a tendu à montrer la spécificité et l’originalité de Driss Chraïbi. La lecture de ses romans nous éclaire sur le monde maghrébin, à une époque donnée et elle nous permet une réflexion sur l’identité culturelle. Ce grand romancier possède une écriture qui interpelle le lecteur non pas par son empathie mais par un narcissisme que le lecteur reconnaît comme étant une possibilité en tout être humain. Le caractère narcissique d’une telle écriture rend son approche pour le lecteur parfois difficile car elle représente surtout un long monologue qui exclut l’autre. Cependant, l’aspect éminemment positif du narcissisme est d’être une forme d’inspiration artistique souvent séduisante. Nous retiendrons de l’oeuvre de Driss Chraïbi le pouvoir de séduction de son écriture.
    Original languageFrench
    QualificationDoctor of Philosophy
    Awarding Institution
    • University of Groningen
    Supervisors/Advisors
    • Hillenaar, H.G.C., Supervisor, External person
    Award date13-Nov-2003
    Place of PublicationGroningen
    Publisher
    Print ISBNs9036719178
    Publication statusPublished - 2003

    Keywords

    • Driss Chraïbi 1926-
    • Proefschriften (vorm)
    • Marokko
    • 18.26

    Cite this